Interview accordée par Gamal Abdel Nasser au Sunday Times

David Morgan :
Dix ans se sont écoulés aujourd’hui depuis qu’environ quatre-vingt-dix officiers de l’armée égyptienne ont mis fin au régime féodal prédominant dans leur pays et se sont emparés du pouvoir du jour au lendemain, à la suite d’un coup d’Etat perpétré presque sans aucune goutte de sang. Ces dix années ont été une période de révolution continue et de changement perpétuel qui se poursuivent jusqu’à présent. Or cet instant présent serait peut-être le plus adéquat pour jeter un regard en arrière et passer en revue, non seulement les événements de ces dix dernières années, mais de remonter bien au-delà, aux débuts de la naissance des sentiments révolutionnaires en vous.

Le Président :
Cette question m’a été très souvent posée. Quand vous êtes-vous senti devenir révolutionnaire pour la première fois ? Or c’est une question à laquelle il est impossible de répondre. Car ce sentiment est un sentiment qui m’a été dicté par les circonstances de ma constitution et de mon éducation. Il a été renchéri par un sentiment général de mécontentement et de défi qui s’est développé chez tous ceux de ma génération, dans les écoles et les universités, avant de se transporter par la suite aux forces armées.

Je me souviens très bien jusqu’à présent de mon premier affrontement avec les autorités. C’était en 1933, alors que j’étais encore écolier à Alexandrie et n’avais pas atteint ma quinzième année ; je traversais la place de Manshia quand j’ai croisé un accrochage entre quelques écoliers manifestants et des policiers. Sans aucune hésitation j’ai pris mon parti et me suis joint aux manifestants sans même savoir qu’est-ce qu'ils réclamaient ; j’avais senti que je n’avais pas besoin de me poser de questions : des gens du peuple bravaient les autorités, et je me suis, tout de suite, placé du côté adverses à ces dernières.

Pendant quelques instants les manifestants avaient le dessus, mais très vite les renforts, deux camions chargés de policiers sont arrivés sur place pour soutenir leurs collègues et ont foncé sur nous. Je me souviens, que dans une tentative désespérée, j’ai lancé une pierre. Ils nous ont rattrapés en un clin d’œil. J’ai essayé de m’évader mais en me retournant j’ai reçu un coup de matraque par un policier, suivi d’un deuxième en tombant par terre. La tête ensanglantée, j’ai été ensuite envoyé en garde à vue avec d’autres étudiants qui n’avaient pas réussi à s’évader à temps.

Dans le poste de police alors qu’ils soignaient mes blessures, j’ai demandé la raison de ces manifestations et j’ai appris qu’elles avaient été organisées par « Misr Al Fatah » (Jeune Egypte) pour protester contre la politique du gouvernement.

Je n’étais qu’un étudiant plein d’exaltation en rentrant en prison, j’en suis sorti envahi par la colère. Ce n’est que longtemps après que se sont cristallisés mes pensées, mes croyances et mes projets, mais déjà à cette époque précoce j’avais compris que mon pays était engagé dans un grand conflit en vue d’acquérir sa liberté.

Morgan :
Monsieur le Président, qu’en est-il de votre prime jeunesse et de l’atmosphère familiale dans laquelle s’est déroulée votre enfance ?

Le Président :
Je suis le fils aîné d’une famille égyptienne appartenant à la petite classe moyenne. Mon père était un simple employé dans le Service de la Poste, qui touchait un salaire mensuel d’une vingtaine de livres, somme qui subvenait difficilement aux besoins de la vie.

Je suis né à Alexandrie, mais mes premiers souvenirs remontent surtout au village « Al-Khattatba » situé entre le Caire et Alexandrie, où mon père occupait le poste de secrétaire dans le Service de la Poste. Nous avons toujours constitué une famille heureuse gouvernée par mon père, mais où notre ange gardien était ma mère que mes frères et moi chérissions démesurément.

Mon père s’inquiétait à cause de mes opinions politiques alors que je n’étais encore qu’un écolier. Son frère avait été incarcéré lors de la Première Guerre mondiale après avoir été accusé d’être à l’origine de troubles politiques. Ses craintes de me voir connaître le même sort que mon oncle étaient donc tout à fait justifiées, d’autant plus qu’il n’avait qu’un espoir c’est que nous puissions tous mener une vie calme et sans problèmes.

Or après avoir participé à ma première manifestation politique, je me suis jeté corps et âme dans ce domaine. Je suis devenu le président d’un comité pour l’organisation de la résistance, notamment la résistance contre l’hégémonie étrangère. Nous parcourions les rues d’Alexandrie en organisant des manifestations pour exprimer notre mécontentement, et ceci constituait un défouloir dont nous avions besoin pour nous libérer des contraintes et des tensions qui oppressaient notre pays.

Les responsables, à l'école, ont fini par en avoir assez de mes activités et l’ont fait savoir à mon père. Ce dernier m’a envoyé vivre chez mon oncle au Caire où j’ai été inscrit dans une autre école.

Morgan :
Nombreux de ceux qui ont entrepris de rédiger votre biographie ont mentionné que votre aversion envers les juifs a débuté à cette époque, pendant laquelle plusieurs familles juives habitaient le même immeuble que votre oncle ?

Le Président :
Ce dire est complètement faux. Je n’ai jamais été antisémite sur le plan personnel et il serait difficile à tout égyptien instruit de l’être. Des liens nombreux ont toujours existé entre nous et les juifs en tant que peuple; Moïse lui-même était égyptien. Mais se sentiment d’aversion envers Israël et mes actes entrepris contre elle n’ont été provoqués que par une seule et unique chose, à savoir le mouvement sioniste, qui s’est emparé par la force d’une partie de la terre arabe.

Morgan :
Ceux qui ont rédigé votre biographie disent également qu’en cette période vous avez été sujet à un choc émotif !

Le Président :
C’est juste. En cette période il m’est arrivé un incident qui m’a affecté émotionnellement plus que tout autre chose dans ma vie dans ces années précoces. Mon père continuait à contester mes sentiments et mes actions révolutionnaires, alors que de son côté ma mère considérait la politique comme étant une chose ne la concernant pas ; la relation entre nous restait la relation d’amour pur qui unit la mère et son enfant.

Mes déplacements pour aller visiter ma famille étaient rares. Mais restant quelques temps sans nouvelle de ma mère, j’ai décidé de me rendre chez les miens. A mon arrivée à la maison, je ne trouvais aucune trace d’elle et j’ai appris qu’elle venait de mourir quelques semaines auparavant, mais que personne n’avait eu le courage de me prévenir. C’est ainsi que j’ai découvert sa mort par moi-même d’une manière qui a secoué tout mon être.

Je suis retourné sur le champ au Caire et me suis consacré à l’action politique avec une violence accrue. Le temps atténuait le choc, mais je restais loin de ma famille pour quelques années. La perte de ma mère était en soi pénible, mais la perdre de cette manière constituait un choc qui a laissé en moi un sentiment que rien n’a jamais pu effacer. La tristesse et la douleur que j’ai ressenties durant cette période m’ont rendu très réticent à faire souffrir les autres dans les années à venir.

Morgan :
Certains historiens affirment que votre recherche d’un domaine pour l’action politique vous a conduit à essayer de connaître largement les partis politiques actifs en Egypte à cette époque.

Le Président :
Dans ces années de formation, tout mon intérêt s’est porté sur les partis politiques dont le but principal était de restituer au peuple égyptien sa liberté. Après la manifestation d’Alexandrie j’ai adhéré pendant deux ans au parti « Misr Al-Fatah » (Jeune Egypte), mais je l’ai abandonné après avoir découvert que malgré ce qu’il prônait, il ne réalisait rien de concret.

J’ai été souvent invité à rejoindre le Parti communiste, mais malgré mon étude du dogme marxiste et des livres de Lénine, je me suis trouvé confronté à deux obstacles principaux que je savais ne pas pouvoir surmonter. Le premier résidait dans le fait que le communisme prêchait l’athéisme, alors que moi, j’ai toujours été un bon musulman, croyant avec une foi inébranlable en l’existence d’une force surhumaine, à savoir Dieu qui possède entre ses mains toutes nos destinées. Il était quasiment impossible d’être bon musulman et bon communiste à la fois.

Le deuxième obstacle provenait du fait que j’avais compris que le communisme voulait inévitablement dire l’hégémonie d’une certaine manière de l’un des partis communistes mondiaux, chose qu’également je refusais catégoriquement. En effet mes compagnons et moi avions mené une lutte longue et difficile pour arracher le pouvoir des mains des classes féodales et de briser l’hégémonie étrangère sur l’Egypte, et pour réaliser à notre pays une indépendance totale qui lui était aussi nécessaire que le souffle de la vie, ce qui rendait inadmissible ne serait-ce que l’ombre d’une intervention étrangère.

Par ailleurs, j’avais beaucoup de contacts avec les Frères Musulmans, bien qu’en aucun moment je n’aie été membre de leur confrérie. Je m’étais rendu compte de la puissance de leur guide général Hassan El-Banna, mais là encore je me suis trouvé confronté à des obstacles d’ordre religieux ; le comportement des Frères Musulmans revêtait une forme d’intolérance religieuse, or il m’était impossible de renier ma foi, ni d’accepter que mon pays soit gouverné par une communauté fanatique. J’étais convaincu que la tolérance religieuse devait constituer une des pierres angulaires principales de la nouvelle société que j’espérais voir établie dans mon pays.

Mes projets pour mon avenir se sont cristallisés après la signature du Traité anglo-égyptien de 1936, qui a poussé le gouvernement du « Wafd » à émettre un décret stipulant l’ouverture d’une Académie militaire pour les jeunes, ne tenant compte ni de leur classe sociale ni de leur fortune. Avec quelques-uns de mes compagnons, qui ont continué à m’être très proches par la suite, nous avons été les premiers à bénéficier de cette occasion. C’est ainsi que j’ai rejoint l’armée alors que j’avais commencé par faire des études de droit.

Deux ans après, en 1938, j’ai été diplômé de l’Académie militaire avec le grade de sous-lieutenant. En cette même année, ont été également diplômés deux autres officiers, Zakaria Mohieddine et Mohamed Anouar El-Sadate, dont les noms resteront étroitement liés à l’Histoire de la Révolution.

L’armée égyptienne, à cette époque, n’était pas une armée de combattants, et il était dans l’intérêt des Britanniques de la maintenir ainsi. Sauf que, par la suite, a commencé à apparaître une nouvelle catégorie d’officiers qui considéraient leur avenir dans l’armée comme faisant partie d’une lutte plus grande en vue de libérer leur peuple. Nous avons été nommés tous les trois dans la lointaine garnison de « Mankabad », proche d’Assiout en Haute-Egypte. Nous nous y sommes rendus pleins d’espoir et d’idéaux, mais bientôt ce fut la déception. La majorité des officiers étaient incompétents et corrompus. Le choc a poussé plusieurs de nos compagnons à démissionner. Je ne les approuvais pas bien que mon mécontentement était aussi grand que le leur. Je commençais plutôt à diriger mes pensées vers la réforme de l’armée et l’éradication de la corruption.

En 1939, j’ai été transféré à Alexandrie, où j’ai fait la connaissance d’Abdel Hakim Amer. Il partageait ma profonde conviction de la nécessité d’une révolution et d’un changement.

Peu après la déclaration de la Deuxième Guerre mondiale, j’ai été transféré à un bataillon britannique campé derrière les lignes de combat à proximité d’Al-Alamein, pour suivre un stage d’entraînement d’une durée d’un mois. C’était mon premier vrai contact avec les britanniques en tant que militaires et individus. Ils m’ont fait bonne impression. Il n’y avait aucune contradiction entre le fait d’éprouver un sentiment de cordialité envers quelques-uns d’entre eux sur le plan personnel, de les respecter en tant que militaires et entre ma profonde conviction de la nécessité de nous débarrasser à tout prix de l’hégémonie et de la puissance britanniques. Le premier était un sentiment personnel alors que le second était une question de principe et aucun lien n’existait entre les deux.

C’est à cette époque que l’idée de la révolution s’est ancrée profondément dans mon esprit. Le moyen pour la réaliser avait encore besoin d’être étudié. Je tâtonnais en cherchant ma voie pour y parvenir et déployais la majeure partie de mes efforts à rassembler un grand nombre de jeunes officiers, que j’ai sentis profondément concernés par le bien de la patrie. C’était uniquement ainsi que nous allions être capables de nous articuler autour d’un même axe, à savoir servir notre cause commune.

Morgan :
Comment a commencé le travail proprement dit pour la création de la cellule révolutionnaire ?

Le Président :
Nous avions besoin de quelque chose qui nous porterait tous à réaliser la nécessité impérative de notre mouvement révolutionnaire ; les Britanniques nous l’ont procurée. En 1942, l’Angleterre combattait, le dos contre le mur, dans le Désert occidental ; la guerre traversait un moment vital. Les Britanniques qui tenaient à ce qu’il y ait en Egypte un gouvernement qui les soutiendrait positivement, ont envoyé leur ambassadeur, Sir Miles Lampson, pour rencontrer le roi Farouk au Palais d’Abedine au Caire, alors que leurs chars l’avaient encerclé, et lui adresser un ultimatum ne lui laissant le choix qu’entre la nomination de Nahas Pacha Premier ministre, en lui octroyant le droit de constituer un Conseil des ministres pro-anglais et la destitution. Le roi a accepté inconditionnellement.

Ceci s’est passé le 4 février 1942. A partir de cette date, plus jamais rien n’a été pareil à ce qu’il avait été. J’étais à Al-Alamein quand cette nouvelle m’est parvenue et je me souviens encore combien j’en fus secoué. Cette nuit là j’ai envoyé un courrier à un ami où je lui écrivais : « Que sommes-nous supposés faire après ce malheureux incident que nous avons accepté avec tout ce qu’il comporte d’humiliation et de soumission. En réalité, le colonialisme ne détient qu’un seul moyen pour nous terroriser, sauf que le jour où il réalisera que les Egyptiens sont prêts à se sacrifier, il battra en retraite tel un lâche vociférateur ».

Les incidents du 4 février ont couvert de honte l’Egypte, mais ils ont insufflé en nous un esprit nouveau ; nombreux ont été ceux qu’ils ont arrachés de leur passivité et à qui ils ont enseigné que la dignité méritait d’être défendue à n’importe quel prix.

En ce qui me concerne, l’année 1945 n’a pas seulement été l’année qui avait vu s’achever la guerre ; c’était celle qui a vu naître le Mouvement des Officiers Libres, ce mouvement qui a allumé par la suite le flambeau de la liberté en Egypte. Mais un autre incident nous attendait, qui a transformé notre mécontentement croissant en un plan tangible pour la Révolution.

Jusqu'en 1948, j’ai œuvré pour la création d’une cellule constituée par des personnes dont le mécontentement provenant du cours des événements égalait le mien, des personnes assez courageuses et décidées à entreprendre le changement nécessaire. Nous étions alors un petit groupe d’amis fidèles qui essayait de concrétiser ses idéaux dans un objectif et un plan communs. Avide de connaissances, alors, je me suis jeté dans la lecture avec voracité et ai dévoré les livres des penseurs tels : Lusky, Nehro, Bell, Ignorin Bifan… Les idées socialistes commençaient à se former petit à petit.

Morgan :
Et comment ont déferlé les vagues révolutionnaires en Egypte, notamment en cette année 1948 avec les incidents graves qui ont eu lieu en Palestine ?

Le Président :
En mai 1948, la Bretagne a mis fin à son mandat en Palestine. Nous avons senti alors que le temps était venu pour défendre les droits des Arabes contre ce que nous avons considéré comme une violation, non seulement de la justice internationale mais de la dignité humaine également.

A Damas, la création d’un groupe de volontaires était en cours ; je me suis rendu chez le Mufti d’Al-Quds, résidant en Egypte en tant que réfugié et lui ai proposé mes services et ceux de mon petit groupe, comme entraîneurs du groupe des volontaires et comme combattants à leurs côtés. Il m’a répondu qu’il ne pouvait accepter une telle offre qu’avec l’accord du gouvernement égyptien, et après quelques jours l’a déclinée.

J’en ai été contrarié ; en effet ceci aurait été une occasion pour les jeunes officiers égyptiens de prouver leur compétence. J’ai demandé un congé afin de pouvoir me joindre aux volontaires, mais avant de recevoir la réponse, le gouvernement égyptien avait chargé officiellement l’armée de participer à la guerre.

Cette décision qu’avait prise le gouvernement était la bonne, mais la façon dont elle a été exécutée a été une vraie catastrophe.

Il n’y avait aucune coordination entre les armées arabes. L’exercice du commandement, au plus haut niveau, était presque inexistant. Nos armes se sont révélées, à maintes occasions, défectueuses. Au plus fort du combat, le corps des ingénieurs de l’armée a reçu l’ordre de construire un chalet de plaisance à Gaza pour le roi Farouk.

Il était clair que le Haut Commandement n’avait d’autre intérêt que celui d’occuper la plus large parcelle de terre indépendamment de sa valeur stratégique et sans se soucier de voir si elle était susceptible d’affaiblir nos chances de vaincre l’ennemi ou non. J’appréhendais surtout les officiers des flottilles ou les combattants de bureaux qui ignoraient tout des champs de batailles et de l’endurance des combattants.

La goutte qui a fait déborder le vase est arrivée quand j’ai reçu l’ordre de conduire une troupe du sixième bataillon d’infanterie à Iraq Suwaydan, que les israéliens attaquaient, et qu’avant même que nous commencions à bouger, notre itinéraire détaillé avait été publié dans les journaux du Caire. Ensuite a eu lieu le siège de Falloujah, dont j’ai vécu les batailles et pendant lequel les forces égyptiennes ont continué à résister malgré la supériorité du nombre des troupes israéliennes, jusqu’à ce que l’armistice imposé par les Nations Unies a mis fin à la guerre.

Le lieutenant Ahmed Abdel Aziz qui commandait les volontaires lors de cette campagne a été tué dans sa voiture alors qu’il était en route pour assister à une réunion à Al-Quds. Il disait toujours : « La vraie bataille est en Egypte ».

Moi-même j’ai failli être tué. J’ai été blessé par deux fois. Lors de la seconde, la balle est passée à 5 cm au-dessous du cœur. Sur mon lit à l’hôpital, d’innombrables pensées et réflexions se bousculaient dans mon esprit.

Morgan :
Il semblerait que les incidents se soient accélérés après la Guerre de Palestine ?

Le Président :
Il était devenu clair que c’était bien en Egypte qu’avait lieu le vrai combat. Alors que mes camarades et moi faisions la guerre en Palestine, les politiciens étaient en train d’amasser de sommes d’argent fabuleuses en tirant profit du commerce des armes défectueuses, qu’ils achetaient à bas prix pour revendre ensuite à l’armée. Il devenait impératif de concentrer nos efforts pour porter un coup à la famille de Mohamed Ali ; le roi Farouk est devenu donc notre cible première depuis la fin de 1948 jusqu’en 1952. Nous avons créé notre mouvement politique et lentement coordonné nos efforts. Une guerre de guérillas a été déclenchée dans la région du Canal pour détruire les installations britanniques. J’étais conscient qu’il était vital pour nous de ne rien entreprendre pour s’emparer du pouvoir avant de n’être tout à fait prêts. J’avais l’intention de tenter de faire la Révolution en 1955, mais les incidents survenus nous ont obligés à agir beaucoup plus tôt.

Face à l’évolution des incidents violents qui se sont succédé en début de l’année 1952, certains ont pensé que la seule issue serait l’assassinat des dirigeants de l’ancien régime. Nous avons commencé par le général Serry Amer, un des commandants de l’armée fortement impliqué dans le service des intérêts du Palais. Bien que mes penchants naturels aient été contre cette politique, j’ai pris à ma charge la responsabilité de la première tentative.

C’était une nuit immémoriale. Je m’étais caché, avec les camarades que j’avais choisis pour exécuter cet attentat avec moi, sous les murs d’arbustes qui entouraient la villa du général. Dès qu’il est sorti de sa voiture, deux d’entre nous qui se tenaient prêts avec leur mitraillette lui ont tiré dessus. Nous nous sommes enfuis aussitôt poursuivis par les lamentations déchirantes d’une femme et des cris de terreur.

Je n’ai pu fermer l’œil de la nuit. Je me souviens avoir prié Dieu avec ferveur de ne pas le laisser mourir et j’ai été bien soulagé le lendemain en apprenant par les journaux qu’il n’avait même pas été atteint. Ce fut ma première et dernière tentative et nous avons tous été d’accord pour renoncer à ce moyen et concentrer nos efforts en vue d’un changement révolutionnaire positif.

La tension est montée petit à petit, jusqu’à atteindre son paroxysme. Là ont commencé le combat de la mobilisation révolutionnaire et la publication des tracts des Officiers Libres que nous imprimions et diffusions secrètement.

Les événements évoluaient à une vitesse que nous ne contrôlions plus. Les politiciens échangeaient les accusations, et les masses commençaient à exprimer publiquement leur colère et leur mécontentement. Le 26 janvier 1952 est survenu le drame de l’incendie du Caire. Aucune mesure n’a été prise par les autorités, le Premier ministre, Al-Nahas, s’est barricadé dans sa maison à Garden City et le roi Farouk n’a pas bougé du Palais d’Abedine. Les ordres pour intervenir n’ont été donnés à l’armée que dans l’après-midi après que le feu ait ravagé 400 maisons et laissé 12 000 personnes sans abri. Les pertes s’élevaient à 22 millions de livres.

Il est difficile de déterminer qui mérite d’être blâmé dans ce drame. La journée avait commencé par une violente manifestation conduite par certains groupes extrémistes, mais par la suite elle avait été envahie par la colère des masses et a échappé à tout contrôle. C’est surtout l’hésitation du gouvernement qui a été la cause directe de la destruction de la ville. La situation est allée de pis en pis. Deux ministères ont été formés mais ont été aussitôt destitués, quant au roi, aucun indice ne laissait présumer qu’il était prêt à trouver une issue pour cette situation ; nous nous sommes trouvés ainsi en état de franche opposition avec lui.

Morgan :
Si je comprends bien, c’est ce flagrant conflit public entre les Officiers Libres et le roi qui a été à l'origine de la crise des élections du Club des officiers de l’armée.

Le Président :
Tout à fait. Le roi craignant que le Club ne devienne un centre de rébellion a insisté que le président du Club soit l’un de ses candidats, le général Hussein Serry Amer.

Mais je n’étais pas moins décidé que lui pour empêcher qu’il ne soit ainsi. J’ai soutenu avec quelques-uns de mes camarades du groupe des Officiers Libres la candidature du général Mohamed Néguib, qui jouissait d’une certaine notoriété dans l’armée égyptienne. Nous avons entrepris de mener ouvertement une campagne en sa faveur. Il a été majoritairement élu mais les élections ont été annulées par ordre personnel du roi. Comme chaque été ce dernier s’était rendu à Alexandrie avec le gouvernement. Malgré toutes les précautions que nous avions prises, les conseillers du roi avaient pris vent que quelque chose était en instance de se produire, et il était certain que les efforts qu’ils déployaient pour chercher et s’enquérir s’étaient trouvés accrus et renforcés.

Le roi a dissout le Comité exécutif du Club des officiers tandis que le ministre de la Guerre a nommé le général Mohamed Néguib directeur du corps des garde-frontières au Caire et a transféré un grand nombre d’officiers à des régions éloignées.

J’ai senti qu’il était devenu impossible de remettre notre tentative de révolution pour 1955 ; les événements se succédaient rapidement, les gens étaient motivés et prêts à se soulever et le prestige du roi Farouk était au plus bas. J’ai estimé que la situation en ce moment était propice à un coup d’Etat si nous parvenions à l’exécuter rapidement et habilement.

A la mi-juillet j’ai invité les membres du Comité fondateur des Officiers Libres présents au Caire à se réunir et leur ai exposé les chances de réussite que présentait la Révolution. Je n’étais pas d’avis à exécuter le roi ; je sentais que verser le sang mènerait à en faire couler d’avantage. Je voulais que la Révolution pose les critères d’après lesquels elle jugera à tout jamais.

En dressant mon plan de base j’ai été confronté à grand nombre de problèmes dont la résolution de quelques-uns ne m’est apparue qu’après que nous ayons effectivement commencé à agir.

Parmi ces problèmes figurait celui relatif à la Garde Royale composée de six bataillons dont le nombre dépassait de loin celui des officiers sur qui je pouvais compter. J’ignorais quelle serait la réaction de ce corps et je craignais également l’éventuelle intervention des Britanniques ou des Américains en faveur du roi.

Un autre problème également était qu’un grand nombre des Officiers Libres se trouvaient dans des régions éloignées et par conséquent étaient incapables de nous assister ; en effet, il n’y avait au Caire que trois cents officiers seulement qui auraient pu nous être utiles. J’avais d’ailleurs décidé de ne pas faire intervenir positivement plusieurs d’entre eux; d’une part la précaution étant de rigueur pour notre réussite, de l’autre, je pensais qu’il valait mieux épargner un nombre de nos camarades, qu’animaient des sentiments révolutionnaires, afin qu’ils puissent prendre la relève au cas où échouerait notre tentative.

J’ai dressé le plan de base à l’issue des réunions tenues dans les maisons de certains d’entre nous et le consigné à Abdel Hakim Amer pour la mise des détails. Nous projetions d’en entreprendre l’exécution 24 heures après, c’est-à-dire dans la nuit du 21 juillet, mais il nous était impossible de parachever notre plan de la sorte, et sur ce, l’heure 0 a été reportée à 1h du 23 juillet.

Morgan :
Cette nuit là a été sans doute une nuit sensationnelle, dont le souvenir perdurera longtemps. Pouvons-nous connaître les grandes lignes du cours des événements qui y ont eu lieu ?

Le Président :
Vers environ 22h le 22 juillet, j’ai reçu chez moi la visite d’un officier du Service des renseignements, membre de notre groupe, mais que nous n’avions pas mis au courant de nos projets. Il m’a averti que le Palais avait pris vent de la nouvelle des préparatifs des Officiers Libres et qu’il avait contacté le chef d’Etat-major de l’armée. Ce dernier avait appelé à une réunion urgente à 23h pour prendre les mesures nécessaires contre nous.

Il était impératif de prendre une décision sur le champ. Si nous maintenions l’heure 0 convenue, à savoir 1h du matin, ils pourraient nous surprendre avant que nous puissions le faire. Par ailleurs, les ordres avaient été diffusés et il était quasi impossible de joindre les personnes concernées.

Les officiers du Service des renseignements se sont joints à nous. Je suis sorti avec Abel Hakim Amer pour aller rassembler quelques officiers des casernes de Abassia, mais nous sommes arrivés trop tard. La Police militaire avait fermé les casernes ; nous nous sommes dirigés vers celles de la cavalerie et des blindés. Nous avons trouvé qu’ils nous avaient également devancés et que la Police militaire montait la garde devant toutes les entrées.

Pour quelques instants notre plan a semblé être en péril, alors que nous n’étions plus qu’à 90 minutes seulement de l’heure 0. Il a paru rentrer dans une de ces phases importantes de l’Histoire où l’on dirait qu’une force suprême intervient pour orienter le cours des événements. L’évolution de ces derniers m’a confirmé que la Providence veillait sur nous cette nuit là.

Nous nous sommes élancés vers les casernes d’Almaza comme dernière issue. Je conduisais ma petite Austin avec Abdel Hakim Amer à mes côtés quand nous avons croisés une rangée de soldats venant sur la même route dans l’obscurité. Ils nous ont fait sortir de la voiture et nous ont mis en garde à vue. Ces soldats étaient en réalité des officiers de la Révolution qui exécutaient mes propres ordres d’arrêter tout officier dont le grade était supérieur à celui de lieutenant. Ignorant notre identité, ils n’ont fait aucun cas de tout ce que nous leur disions pendant environ vingt minutes, dont chacune était plus précieuse que l’autre. Nous n’avons été libérés que par l’arrivée du lieutenant-colonel (Bikbachi) Youssef Seddik, commandant de la troupe et un de mes proches amis, venu s’enquérir de la raison de ces bruits. Jamais apparition ne m’a autant fait plaisir. Il s’était déplacé au moment convenu et attendait l’heure 0 pour commencer l’attaque.

Nous nous sommes joints aux rangs et j’ai décidé de ne pas attendre. Nous nous sommes dirigés vers le Quartier général. Le nombre de notre troupe ne dépassait pas celui d’une troupe secrète, mais l’effet de la surprise jouait en notre faveur.

Nous avons arrêté sur notre chemin quelques commandants de l’armée qui assistaient à la réunion du Quartier général et s’apprêtaient à porter un coup contre nous.

Nous avons rencontré une petite résistance avant de pénétrer dans le bâtiment du Quartier général, où nous avons trouvé le général chef d’Etat-major à la tête de la table en train de dresser avec ses collaborateurs le plan d’action des procédés, qui allaient être prises contre les Officiers Libres. Nous les avons tous arrêtés.

A 3h du matin, le même groupe d’officiers qui s’était rencontré il y a quelques jours auparavant, s’est rencontré de nouveau, mais dans la salle de réunion du Quartier général cette fois-ci. J’ai envoyé chercher le général Mohamed Néguib avec qui nous avions parlé, il y a deux jours, de la possibilité de se joindre à nous au cas où la tentative réussirait. Nous ne lui avions pas mentionné les événements de cette nuit, mais il s’est révélé qu’il était au courant de ce qui s’était passé.

Le ministre de l’Intérieur du roi l’avait appelé d’Alexandrie il y avait une demi-heure pour s’informer sur ce qui se passait. Il avait pu lui répondre, sans avoir à mentir, qu’il n’était au courant de rien.

Notre succès était total lors des premières étapes, sauf qu’il nous restait d’être tout à fait sûrs que le roi ne sera pas en mesure de préparer une contre-attaque. Au matin nous avons contacté l’Ambassade américaine d’abord, ensuite l’Ambassade britannique pour leur faire savoir que les Officiers Libres s’étaient emparés du pouvoir, que tout se passait dans l’ordre le plus absolu et que les ressortissants étrangers et leurs biens étaient en sécurité tant qu’il n’y aurait pas d’interventions externes.

A 7 heures, la radio a annoncé au peuple égyptien la nouvelle de la chute du ministère égyptien et lui a appris que le pays était maintenant entre les mains de l’armée que géraient désormais des hommes en qui le peuple pouvait avoir une totale confiance quant à leur compétence, leur honnêteté et leur patriotisme. Une demi-heure auparavant le roi s’était enquis auprès du chef de l’armée sur ce qui se passait ; ce dernier lui avait répondu : "Un tourbillon dans une tasse, votre Majesté ! »

Et maintenant nous nous demandions avec inquiétude quel sera le comportement du roi. Certains d’entre nous étaient d’avis de le juger et de le pendre, mais je tenais toujours à ce que la Révolution demeure une révolution blanche autant que cela sera possible. Je pensais que le roi devait quitter le pays au plus vite.

Le roi a eu recours à l’ambassadeur américain et lui a demandé d’intervenir avec le ministère qui avait été formé après la Révolution, pour lui sauver la vie. Nous ne réclamions pas sa vie, nous réclamions juste sa destitution du trône.

Le roi a signé son abdication par deux fois. Après l’avoir lue, il a signé une première fois, mais sa main tremblait tellement qu’il a été obligé de recommencer. Il était dans un état presque hystérique. Nous l’avons autorisé à emporter avec lui tout ce que bon lui semblerait et lui avons posé une seule condition c’est de se trouver sur le yacht royal ancré au port d’Alexandrie avant 18h. Il a réussi, malgré sa peur, d’emporter avec lui 273 coffres et valises.

La nouvelle de son abdication a été annoncée par la radio au peuple à 18h, au même moment où il quittait Alexandrie à bord du yacht royal, portant l’uniforme blanc officiel du commandant en chef de la marine. Le général Mohamed Néguib était monté à bord pour lui faire ses adieux et les dernières paroles du roi ont été : « Je m’apprêtais à vous faire ce que vous m’avez fait ».

La première opération de la Révolution avait réussi, il nous restait à rendre l’avenir digne de tout cet effort déployé.

Morgan :
J’ai suivi les événements jusqu’à l’avènement de la Révolution et de sa réussite ; qu’est-ce qui s’est passé par la suite quand vous vous êtes emparés du pouvoir ?

Le Président :
La Révolution avait réussi, or, ni mes camarades ni moi, nous ne voulions gouverner. Mais nous étions décidés à faire disparaître toute trace d’influence étrangère, d’effectuer une réforme agraire décisive pour mettre fin au régime féodal disparu d’Europe trois cents ans auparavant, et je voulais que la responsabilité soit assumée par un parti dont on pouvait confier aux dirigeants la tâche d’œuvrer dans les limites dictées par l’esprit de la Révolution.

Au début, tous les partis ont applaudi et ont encouragé la Révolution. Chaque parti, que ce soit le « Wafd » ou les « Frères Musulmans » ou les communistes, pensait la faire sienne. Ils croyaient qu’il leur serait facile de former un groupe avec les jeunes enthousiastes de l’armée en conformité avec leurs propres principes, mais ils ont été incapables de découvrir la force des objectifs qui se cachait au-delà de la Révolution.

Je me suis entretenu avec les chefs de tous les partis, mais n’en trouvais aucun qui aurait primé le bien du peuple sur celui de son parti. Je suis allé même plus loin en proposant au Wafd de lui transférer le pouvoir à condition qu’il garantisse l’évacuation des Britanniques de la région du Canal et l’application d’une réforme agraire qui limiterait la propriété à 200 feddans par individu. Ils l’ont refusé préférant contourner l’idée et s’en éloigner.

C’est ainsi que nous avons assumé la responsabilité à contre-cœur. Mon travail occupait tout mon temps me laissant rarement libre de faire autre chose.

Morgan :
L’expérience de la responsabilité de la gouvernance devait nécessairement être différente de votre travail précédent ?

Le Président :
C’est juste. J’ai découvert bientôt que la gouvernance d’un pays différait totalement du commandement d’un bataillon de soldats, malgré la présence de quelques aspects communs. J’ai découvert très tôt la nécessité de la planification ; toutes les réformes qu’on projetait d’effectuer devaient l’être selon une planification à long terme ; cette dernière était devenue mon plus grand souci en cette période et je m’en entretenais avec quiconque me permettaient les circonstances de rencontrer et qui en aurait eu une idée ou une expérience.

Je me souviens que c’est autour de la planification que s’est axé mon premier long entretien avec le Pandit Nehru. Lors d’une de ses visites au Caire, à bord d’un yacht sur le Nil, nous avons passé cinq heures à parler de son expérience relative à la planification en Inde.

Je ne pouvais me considérer comme un expert et, en plus, nous n’en avions qu’un nombre restreint à notre disposition. D’ailleurs ces derniers pouvaient être quelquefois plus un fardeau qu’un auxiliaire, car souvent ils étaient réactionnaires et se cramponnaient aux méthodes auxquelles ils avaient été habitués. Je leur préférais donc les penseurs. En effet, c’est la réflexion qui doit en premier déterminer le cadre général du mouvement, ensuite viendrait le rôle de l’expertise pour le servir.

Morgan :
Puis-je passer à la crise du Canal de Suez ? Comme vous le savez, c’est une question qui intéresse l’opinion publique britannique. Cette dernière souhaiterait que le temps revienne en arrière pour prendre une décision différente de celle qui a été prise. Il y a en Bretagne un sentiment de regret relatif à ce qui s’est passé, en ce qui vous concerne, j’aimerais vous demander : auriez-vous agi de la même manière si les mêmes circonstances venaient à se reproduire ?

Le Président :
De mon côté je n’éprouve aucun regret concernant ce qui s’est passé. J’agirais exactement de la même manière si la situation se reproduisait.

Mais revenons aux faits de cette crise qui a menacé un instant d’entraîner le monde vers une guerre mondiale, une troisième fois depuis le début de ce siècle… Etudions donc ses origines.

Parmi les principes de base qu’avait établis la Révolution figuraient la suppression de toute influence étrangère et la restitution de la dignité nationale à tout égyptien ; cette dignité c’est son héritage naturel. J’étais déterminé à réaliser l’indépendance totale et, encore plus, à la défendre contre tout intrus quelque soit le prix à payer. Cette politique exprimait ce sentiment général qui commençait à envahir le monde arabe.

Les dirigeants occidentaux n’ont compris que trop tard cette vérité. Ils pensaient affronter la détermination d’un seul homme. Ils continuaient à voir les Arabes du même œil avec lequel ils les voyaient avant la Deuxième Guerre mondiale. Ils n’avaient pas compris qu’ils étaient maintenant en face de peuples déterminés à bâtir eux-mêmes leur avenir et qui refusaient désormais toute dépendance.

Le ministre des Affaires étrangères américain, John Foster Dallas, a été le premier avec qui j’ai eu une longue discussion. Il était venu au Caire dans le but de me convaincre de rattacher l’Egypte à l’alliance occidentale. Alors que nous nous entretenions, il a essayé de me convaincre que le communisme représentait la plus grande menace pour le monde, et que le seul moyen de lui faire face c’était la création d’une alliance militaire puissante.

J’ai essayé de le convaincre qu’il ne s’agissait plus d’un conflit pour repousser une agression étrangère, car les nouvelles frontières étaient internes. Le danger ne viendra pas des bombes atomiques ou des armées, mais de la tentative de dominer l’esprit et l’âme des gens. J’étais conscient des dangers que représentait le communisme mais je considérais que le seul moyen de lui tenir tête c’était de rehausser le niveau du peuple et de substituer la dignité à l’esclavage dans une nation qui n’avait plus le moral depuis bien longtemps.

J’ai expliqué à M. Dallas qu’après tous ces efforts déployés pour acquérir l’indépendance, il ne serait pas loyal vis-à-vis de mes compatriotes de les rattacher à une alliance avec un Etat qui avait colonisé notre pays pour plus de soixante-dix ans, contre un autre avec lequel aucun lien nous reliait, un Etat dont l’armée se trouvait à 5 mille miles du nôtre. Je l’ai informé également de mon intention de bâtir une force militaire capable de défendre par elle-même nos territoires.

Par la suite, j’ai rencontré en face à face Anthony Eden, il était ministre des Affaires étrangères de son pays et vice-Premier ministre, alors qu’il passait une nuit au Caire dans sa route pour Singapour. J’ai éprouvé plus de difficulté pour mettre au clair notre situation que lors de ma rencontre avec Dallas. Je lui ai dit : « Nous ne pouvons nous rattacher à aucun bloc mondial. Mais en cas d’agression sur nos territoires par des pays de l’Orient, il est évident que je demanderais secours à l’Occident. J’ai ajouté : « De même que si nous étions attaqués par l’Occident, je n’hésiterais pas à m’adresser à l’Orient ». Il m’a affirmé alors qu’il n’y avait aucune éventualité que nous soyons agressés par un quelconque Etat de l’Occident. Aussi était-il bizarre que nous soyons exposés à une attaque par deux des plus grands Etats occidentaux alors qu’il ne s’était pas passé un an ou presque sur ces paroles.

Je contestais le Pacte de Bagdad qu’avaient conclu et soutenu l’Angleterre et la France en 1955, pour les mêmes raisons. Je reviens à dire : « Les pays arabes craignent deux dangers, celui de se rallier à un bloc européen et celui d’en dépendre ».

En février 1956, S. Lloyd est venu au Caire pour m’entretenir sur la situation dans le Moyen-Orient. Il était plus disposé à écouter notre point de vue et de reconnaître nos mérites, mais il a été incapable de comprendre le fond de notre pensée. Il s’inquiétait surtout de cette propagande que nous avions lancée par tous les moyens contre le Pacte de Bagdad. Je lui ai dit : « J’avais déjà informé, l’an passé, Anthony Eden sur mon intention de mener cette campagne ». J’ai essayé de le convaincre que le monde arabe qu’avaient décrit Lawrence et Glubb n’existait plus. Il m’a répondu alors : « N’oublie pas que Glubb est toujours en Jordanie ».

A son retour à l’Ambassade britannique, il a reçu un courrier l’informant que Glubb avait été destitué de ses fonctions dans l’après-midi de cette même journée et qu’il avait reçu l’ordre de quitter la Jordanie le lendemain.

S. Lloyd a été incapable de comprendre que Glubb appartenait à un monde en voie de disparition.

Entre temps, il y avait le problème de la construction du Haut Barrage à Assouan, grâce auquel la superficie des terrains susceptibles d’être cultivés augmenterait de 30 % et qui nous habiliterait, en stockant les eaux du Nil, de mieux contrôler l’irrigation des terrains qui étaient maintenant à la merci du climat.

Le coût prévu de la construction du Haut Barrage s’élevait à 200 millions de livres égyptiennes. Ce projet grandiose nécessitait des subventions financières de l’étranger, mais il était le symbole de la nouvelle Egypte; en plus de tous les bénéfices que le pays allait en tirer, il allait être le plus grand projet au monde en son genre et surtout une source de fierté permanente pour chaque égyptien.

Les négociations préliminaires pour le financement du projet ont paru prometteuses. L’Amérique et la Banque Mondiale nous encourageaient, et l’Angleterre a même été jusqu’à proposer d’y contribuer avec 16 millions de dollars, à condition que l’accord sur le prêt américain soit accordé. Jusqu’à cette étape, nous n’avions pas encore pris contact avec l’Union Soviétique afin de tâter à quel point elle était prête à coopérer si jamais les parties occidentales venaient à se rétracter, malgré les rumeurs qui circulaient en Occident disant que ce contact avait eu lieu. En vérité les négociations avec la Russie n’ont commencé qu’en 1958.

Très tôt les obstacles sont survenus. Les Américains voulaient superviser notre budget, voire consulter nos comptes. Je m’y opposais fortement par principe, et d’ailleurs j’avais le sentiment que les Américains avaient décidé de rebrousser chemin.

Notre ambassadeur à Washington m’a déclaré en 1956 qu’il était sûr que tout irait comme on le souhaitait si j’acceptais les conditions des Américains. J’étais convaincu du contraire mais l’autorisais à retourner à Washington, dans une tentative de rencontrer Dallas à mi-chemin. J’étais sûr que ce dernier allait être obligé de déclarer ouvertement sa position.

A cette époque je m’étais rendu une semaine à Belgrade pour rencontrer le Maréchal Tito et le Pandit Nehru. La nouvelle m’est parvenue alors que j’étais dans l’avion sur mon chemin de retour. Une fois au Caire j’ai décidé de faire face aux conséquences, j’étais décidé à construire le Haut Barrage qui signifiait tant de choses.

Morgan :
Puis-je vous demander à propos de votre décision relative à la nationalisation du Canal de Suez, comment a-t-elle été prise ? Et quelles avaient été les dispositions pour faire face aux conséquences ? Et enfin comment les choses en sont-elles arrivées à une guerre armée ?

Le Président :
En revenant de la réunion de Brioni, j’ai appris la décision de Dallas par laquelle il retirait l’offre de participation au financement du Haut Barrage. Sur le champ, je n’ai pas eu le temps d’étudier la situation car c’était le premier jour de la visite de Pandit Nehru au Caire. Je ne m’occupais que de lui et ce n’est qu’après son départ que je me penchais sur ce problème. Ce dernier n’était en somme pas trop compliqué, en effet puisqu’il n'était pas question de laisser tomber le projet, il était impératif de trouver le financement nécessaire. Je n’avais devant moi d’autre moyen pour accroître considérablement le revenu national que de nationaliser le Canal de Suez.

Aujourd’hui, la loi internationale donne à tout Etat le droit de nationaliser les établissements se trouvant sur son territoire. Toutefois je savais que je prenais un grand risque. Je savais également, d’après ma propre expérience avec Anthony Eden, qu’il sentira qu’il devra agir pour défendre les privilèges britanniques. Mais j’étais certain que l’Angleterre ne possédait pas assez de forces armées au Kenya, Chypre et à Aden, ses bases les plus proches, pour lancer une attaque dans l’immédiat. Je pensais qu’en attendant qu’elle puisse préparer ses troupes, nous pouvions soulever l’opinion publique universelle contre elle et la préparer à opter pour une solution pacifique.

J’ai gardé le silence durant trois jours avant d’appeler Mahmoud Younes, qui avait été mon collègue dans le corps enseignant de l’Ecole d'Etat-major avant la Révolution de 1952, et le chargeais de la prise de contrôle de la Société du Canal de Suez. Il devait tout préparer avant le 26 juillet, date à laquelle, quatre ans se seront passés, jour pour jour, depuis l’abdication du roi Farouk. Je devais prononcer un discours ce soir là lors d’une réunion politique à Alexandrie et j’avais l’intention d’annoncer la nationalisation du Canal de Suez.

Tout avait été préparé à l’avance. Les soldats égyptiens attendaient, portant sur eux les ordres scellés d’occuper les bureaux de la Société du Canal de Suez et ses bâtiments. Mahmoud Younes savait que le mot d’ordre pour commencer à agir était le nom de De Lesseps que je devais citer dans mon discours. Je ne connais rien au monde qui ne se soit passé aussi calmement que cette opération. J’avais à peine terminé mon discours que déjà elle avait été exécutée.

Moi-même, je n’imaginais pas cette joie intense avec laquelle la nouvelle a été reçue, non seulement par le peuple égyptien, mais également par tout le monde arabe. Et c’est peut-être à cet instant là qu’a percé pour la première fois l’idée de l’union arabe au niveau des peuples. Quant à la réaction de l’Occident, elle a été telle que je l’avais prévue. Les journaux ont tout de suite appelé à l’utilisation de la force armée, mais celle-ci, telle que je l’avais prévue aussi, n’était pas prête pour intervenir.

J’étais complètement convaincu d’être dans notre droit en agissant de la sorte. La cause directe qui m’avait poussé à prendre ce pas était bien le refus de la Banque de nous avancer le prêt pour la construction du barrage, mais j’avais auparavant formé un comité pour étudier l’avenir du Canal de Suez et présenter des projets le concernant. Le Canal appartenait à l’Egypte et tôt ou tard il était évident qu’un pas pareil devait être entrepris.

Et bien que lorsque j’aie décidé de le faire, je n’avais pas l’intention de me rétracter quelque fussent les circonstances, j’étais prêt à toutes les négociations à tous les niveaux pour bien confirmer la liberté de la navigation internationale dans le Canal. J’ai même autorisé les navires anglais et français à le traverser sans payer les frais prescrits par la nouvelle Direction, pour éviter tout accrochage éventuel.

Les Anglais et les Français ont gelé nos capitaux à Londres et à Paris. Ils ont appelé à la tenue d’une conférence à Londres à laquelle assisteraient tous les pays maritimes concernés par le Canal de Suez et nous y ont invités. J’avais l’intention de m’y rendre, mais nos conseillers et nos ministres n’étaient pas de cet avis. Ils avaient la certitude que l’ambiance allait être ouvertement hostile et ne voyaient aucun profit à tirer de cette rencontre.

La veille de la prise de la décision finale, lors d’un discours à la télévision Eden a dit : « Regardez ! Voici le dossier de Nasser » après quoi il a montré un papier noir ! J’ai su alors qu’il serait vain de rester avec lui autour d’une même table pour discuter de n’importe quel aspect de l’affaire. J’ai compris qu’il avait déjà pris sa décision finale et qu’il ne servirait à rien de discuter avec un homme aveuglé par une haine qui était devenue presque personnelle.

Il m’a envoyé par la suite Robert Menzes, Premier ministre de l’Australie, pour me présenter un projet d’internationaliser le Canal. Je n’avais d’autre option que le refus.

Les Anglais et les Français ont, par la suite, entrepris une action par laquelle ils pensaient pouvoir nous enlever toute possibilité de mouvement. Ils ont ordonné à tous leurs pilotes de quitter leur service le 14 septembre à minuit. En temps ordinaire, la conduite de la navigation dans le Canal nécessite 250 pilotes. Il ne nous restait plus après le départ des pilotes britanniques et français que 26 pilotes formés et 30 sous formation.

J’ai appelé Mahmoud Younes et lui expliqué la situation. Je lui ai fait comprendre que la sauvegarde de la situation n’aura lieu que si le Canal restait ouvert. Il m’a répondu qu’il en sera ainsi.

Ce soir là j’ai assisté à une conférence de presse. Quand on m’a demandé qu’est-ce que je comptais faire en ce qui concernait le départ de pilotes, j’ai répondu simplement : « J’ai donné mes instructions de leur facilité l’obtention d’un visa de sortie ». Surpris, l’envoyé m’a demandé : « C'est tout ? », j’ai répondu : « Non, j’ai encore demandé à l’orchestre de leur jouer "God save the Queen" ou "La Marseillaise" ».

C’était là des paroles pleines de défi. Mais ma confiance en Mahmoud Younes était absolue. Il ne m’a point déçu. Certains pilotes ont travaillé 72 heures d’affilé. Le Canal est resté ouvert et aucune panne ou accident n’a eu lieu. C’est ainsi que nous avons fait échouer la dernière objection possible sur notre compétence de gérer la navigation dans le Canal.

Il me semblait que la crise avait pris fin. Je ne pensais pas qu’il était possible à l’Angleterre ou la France, après tout ceci, de défier l’opinion mondiale et de nous attaquer, surtout après les réunions organisées entre elles et entre l’Egypte sous l’égide des Nations Unies. Une réunion était prévue le 29 octobre à Genève mais elle n’a pas eu lieu car nous avions d’autres préoccupations ce jour là ; les Israéliens avaient traversé les frontières de l’Egypte. Tout ceci c’est du passé maintenant ; il en est de même avec l’ultimatum franco-britannique, qui a été lancé le lendemain demandant aux deux parties de se retirer à une distance de 10 miles du Canal de Suez dans un délai de 24 heures ou… ce serait l’intervention. Je ne pouvais concevoir qu’Eden puisse être stupide au point de nous attaquer en connivence avec Israël, au risque de s’attirer l’inimitié du monde arabe et de mettre en danger ses ressources en pétrole et en plus de défier aussi ouvertement les Nations Unies.

J’ai tout de suite refusé l’ultimatum et commencé à établir un plan pour affronter l’agression franco-britannique. Le lendemain, j’ai entendu dans l’après-midi le ronronnement d’avions à réaction ; je me suis tout de suite dit que ce n’était pas là des avions israéliens car je savais qu’ils ne possédaient pas de lance-grenades à réaction. Je suis monté rapidement à la terrasse de ma maison à Misr Al-Guedida et j’ai pu voir ces engins frapper l’Aéroport International du Caire. L’heure d’agir avait sonné. Je me suis installé au siège du Conseil de la Révolution et en ai élu domicile jusqu’à la fin de la Guerre de Suez.

Les armées israéliennes qui ont attaqué le désert du Sinaï n’ont affronté que six bataillons égyptiens. Dès que l’attaque a commencé, j’ai émis l’ordre que deux troupes traversent le Canal de Suez et qu’elles avancent vers les israéliens pour entamer avec eux un combat décisif. L’ordre a été exécuté. Les deux troupes ont traversé le Canal avec tout leur matériel et sont allées à la rencontre de l’ennemi. Ceci se passait avant l’intervention franco-britannique.

J’ai compris que la situation avait complètement changé et qu’il nous fallait changer de plan. Insister à le maintenir voulait dire exposer la fleur de l’armée égyptienne à tomber dans le piège et peut-être à être exterminée dans le désert. Il était évident qu’ils allaient être pris en tenailles entre l’armée israélienne d’une part et les forces franco-britanniques de l’autre, sur toute la longueur du Canal.

En conséquence, j’ai donné des instructions aux deux troupes de battre retraite sur le champ, et de se positionner à l’ouest du Canal de Suez. L’opération a été exécutée en totalité durant la nuit pour éviter autant que possible tout risque de raid aérien vu que les Britanniques et les Français avaient le contrôle de l’air.

Mon objectif était de ramener les forces de l’armée à leur position avant que les Britanniques et les Français ne commencent à attaquer la région du Canal. Ce à quoi nous avons totalement réussi. Ce retrait avait laissé la voie libre aux troupes israéliennes pour s’avancer et traverser le Sinaï, mais il avait préservé l’armée égyptienne en sa totalité la laissant capable de mener une guerre de longue durée si c’était nécessaire.

J’ai émis l’ordre d’éviter tout affrontement avec les forces aériennes de l’ennemi car il avait le contrôle de l'air. Je voulais de la sorte préserver nos forces aériennes et la garder capable d’affronter la situation au cas de l’éclatement d’une guerre de longue durée. Nous avions perdu quelques-uns de nos vieux avions alors qu’ils étaient sur terre lors d’un raid aérien de l’ennemi, mais nous avions réussi à envoyer la majorité des nouveaux avions à réaction russes de modèle « Iliouchine » et « Mig » hors d’Egypte à des bases en Syrie et en Arabie Saoudite, ou de les cacher par camouflage dans des aéroports secrets dans le désert.

Pendant ce temps là, je menais ma campagne pour mobiliser l’opinion publique en notre faveur. La position des forces britanniques et françaises était désespérée, même après leur descente en parachute dans la région du Canal. En effet, l’Assemblée des Nations Unies avait majoritairement voté en faveur du retrait inconditionnel des troupes britanniques, françaises et israéliennes et les Etats-Unis avaient insisté pour la déclaration du cessez-le-feu. Nous avons même vu le Canada se dresser contre sa « patrie mère », l’Angleterre, de la tribune des Nations Unies.

Cette situation a placé dans le même camp les Etats-Unis et la Russie pour la première fois depuis la guerre. Je n’avais pas adressé un appel direct aux russes pour qu’ils interviennent, mais il était prévu que Choukri Al-Kouatly, le Président de la Syrie, se rende en visite officielle à Moscou le lendemain du raid israélien, il m’a appelé pour me demander si je préfèrerais qu’il remette cette visite. Je lui ai répondu que je pensais que nous étions à la hauteur de la situation et lui ai demandé de ne pas changer ses plans.

Durant sa présence en Russie, les russes lui ont demandé quelle était l’aide qu’ils pouvaient nous présenter et après onze jours ils ont présenté une note où ils faisaient allusion à la déclaration d’une guerre atomique éclaire si les troupes britanniques et françaises ne se retiraient pas de la région du Canal de Suez. Les Britanniques et les Français ont accepté le cessez-le-feu et ont retiré leurs troupes inconditionnellement.

Plusieurs raisons ont été présentées par « Eden » pour justifier l’intervention britannique à Suez, mais je n’en trouve aucune de valable. Son prétexte qu’elle constituait une action policière prévue pour séparer les armées égyptienne et israélienne, n’était qu’un subterfuge ; à cette époque, 200 miles séparaient encore les deux armées à l’exception d’un bataillon de parachutistes.

Quand aux autres raisons avancées, à savoir la protection du Canal de Suez et les ressources pétrolières de l’Angleterre, ainsi que les ressortissants britanniques et leurs propriétés en Egypte, elles n’étaient elles aussi que de vains prétextes. En effet les actions de sabotage résultant de cette intervention avaient bloqué le Canal de Suez pour une période de six mois et coupé les pipelines pétroliers britanniques. Quant à la sécurité des ressortissants et leurs propriétés en Egypte, si elle a été maintenue durant toute la crise, ceci revenait au peuple égyptien qui avait maîtrisé ses sentiments et tenu à ne pas se venger sur des individus ; en effet, pas un seul Britannique n’a été atteint durant toute cette période.

J’ai la conviction que la vraie raison qui a poussé Eden à mal évaluer la situation d’une façon globale et à mal comprendre la position des Arabes au Moyen-Orient, et notamment en Egypte, c’est qu’il continuait à penser qu’il était capable de faire tomber un gouvernement en brandissant la menace de l’intervention, comme l’avait fait Lampson quant il avait encerclé le Palais du roi Farouk avec les chars en 1942.

Je crois qu’il croyait que sa simple menace était capable de faire tomber tout le régime ; il n’avait pas pris en considération le sentiment qui animait le peuple égyptien et son insistance à réaliser ses objectifs.

Eden a été incapable de comprendre que l’esprit de fierté avait été ressuscité chez tout le peuple égyptien, que le pays s’était unifié et que pour la première fois depuis plus d’un siècle il était déterminé à lutter pour la patrie.

Aujourd’hui, la Guerre de Suez, c’est de l’Histoire. Mais ne vous attendez pas à ce que jamais nous l’oubliions.

Morgan :
Après la Guerre de Suez, est-ce que toute coopération entre la République Arabe et l’Angleterre est-elle devenue impossible ? Et est-ce que le Caire, comme certains le prétendent, a-t-il l’intention d’empêcher le passage du pétrole arabe vers l’Angleterre ?

Le Président :
Six ans maintenant sont passés depuis la fin de la Guerre de Suez, et je crois que les relations entre la République Arabe Unie et l’Angleterre entrent aujourd’hui dans une phase nouvelle. Il est évident que l’aventure de Suez a créé une méfiance des deux côtés ; de notre côté nous avons réalisé que les idées coloniales n’ont pas totalement disparu en Angleterre, et je pense qu’il y a encore quelques-uns là-bas qui voient en nous une source de menace pour leurs ressources de pétrole au Moyen-Orient.

La reconstruction de la confiance chez les deux parties nécessitera quelques temps. Personnellement je tiens à créer une amitié entre la République Arabe Unie et l’Angleterre dans la même mesure avec laquelle je tiens à coopérer avec tous les autres peuples du monde. Mais cette amitié à laquelle j’aspire doit être une amitié d’égal à égal, une amitié non conditionnée par les des deux parties. Notre principal objectif est d’établir la paix et la stabilité dans tout le Moyen-Orient. Ce n’est que dans une ambiance pacifique et stable que nous pourrions construire et développer l’Egypte moderne.

Par ailleurs nous avons besoin de chaque piastre que nous pourrions obtenir pour financer nos grands projets, et le Canal de Suez représente une de nos sources de revenus, donc si nous empêchons l’arrivée du pétrole du Moyen-Orient à l’Europe de l’Ouest, il en résulterait une baisse importante dans les revenus du Canal.

Nous ne sommes pas parmi les grands producteurs de pétrole au Moyen-Orient, mais n’empêche, qu’à l’instar de tous les pays arabes, ce qui nous intéresse c’est vendre ce que nous produisons, car les Etats extraient le pétrole non pas pour le boire mais pour le vendre.

Donc ne serait-ce que du seul point de vue économique, il n’y aurait pas de danger pour les ressources de l’Occident concernant le pétrole du Moyen-Orient, à condition que ceci soit fondé sur des bases justes et équitables.

Morgan :
Dix ans après la Révolution, est-ce que votre ligne de politique mentionnée pour la première fois dans votre livre « La philosophie de la Révolution » continue-t-elle à exprimer vos opinions ?

Le Président :
L’écoulement de dix ans depuis l’avènement de la Révolution serait peut-être le moment adéquat pour jeter un regard derrière nous pour voir le chemin parcouru et un autre sur l’avenir pour voir ce qui s’étend devant nous. A ce sujet je pourrais dire que tous les objectifs et toutes les croyances de base que j’ai exposés dans mon livre « La philosophie de la Révolution » sont indemnes. Toutefois, parmi eux existent quelques-uns qu'il ne faudrait pas réaliser prématurément.

Dans ce petit livre j’ai parlé des trois cercles interférents dans notre vie, à savoir : l’union arabe, la coopération islamique et la solidarité africaine. Aucune contradiction n’existe entre eux. En effet nous sommes tout d’abord et par-dessus tout une nation arabe, aussi l’union arabe doit-elle figurer parmi nos premières préoccupations. Par ailleurs, la grande majorité des habitants de notre pays est musulmane, aussi tout ce qui affecte le monde islamique devient-il spontanément un point d’intérêt pour nous. Quant à l’Afrique, nous ne pourrons jamais nous en détacher, même si nous le voulions ; nous en faisons partie intégrante, et le Nil à qui nous devons notre existence, prend sa source du cœur de ce continent.

Cet intérêt naturel que nous portons à ces trois mondes ne veut pas dire que nous essayons de les unifier politiquement, mais que nous essayons de réaliser une grande coopération entre nous et eux.

L’union arabe reste notre préoccupation majeure. Il est clair qu’il est impossible d’imposer une union politique totale. Celle-ci doit, à mon avis, jaillir d’un désir unanime que seule une unité dans la pensée pourrait y faire accéder. C’est pour cette raison que ce que nous essayons de réaliser en premier lieu c’est de créer une unité de pensée entre les peuples arabes, afin que plus tard soit réalisée leur union par la volonté spontanée des générations futures.

Nous devons donner la liberté de mouvement à chacun de ces pays, dont la gamme des structures varie de la société féodale à l’Etat socialiste moderne, afin que chacun d’entre eux puisse se développer proportionnellement à ses capacités. Il faut prendre en considération que la cause des agitations et des fortes fluctuations qui ont lieu dans les pays du Moyen-Orient remonte au fait que le développement de ces pays ne peut se permettre de se réaliser lentement et de durer ainsi des siècles à l’instar des pays de l’Europe Occidentale, en effet les pressions idéologiques sont beaucoup plus violentes, et la télévision et la radio luttent en permanence pour dominer les esprits. En Egypte, il nous était demandé de réaliser en dix ans ce que l’Angleterre avait fait en pas moins de trois cents ans.

C’est dire que la réalisation d’une union totale entre des pays de niveaux de développement si variés constitue une opération difficile. L’union politique entre l’Egypte et la Syrie, provisoirement scindée, a été réalisée en 1958 malgré de sérieux obstacles.

Quand les représentants du peuple syrien m’ont parlé de l’union, je leur ai répondu, très franchement, que je croyais que nous n’étions pas encore prêts. Je leur ai proposé de nous donner cinq ans pour préparer l’union politique totale. J’ai proposé de commencer par une coopération économique et sociale, et de ne pas procéder à la fusion totale des deux Etats avant que le niveau de développement y soit le même. Mais ils ont insisté sur l’étroitesse du temps et sur la nécessité de la réaliser au plus vite sinon leur pays sera excessivement en danger.

Les événements ultérieurs ont prouvé que j’avais raison. Nous avons buté, en route, sur de nombreux problèmes qui se sont multipliés autour de nous. En effet les intérêts réactionnaires ont concentré tous leurs efforts contre nous. Ce qui a exposé, avec les obstacles géographiques, l’expérience à un revers.

Certains de nos ennemis ont salué avec joie cette séparation et l’ont considéré comme étant un grand échec pour l’union arabe. Je ne partage point leur avis. Même si les boucles de l’unité politique se sont défaites, de nombreux bénéfices ont été tirés. L’idée de l’unité de la pensée entre les peuples des deux pays s’est accrue aujourd’hui, comme l’a prouvé la dernière révolution en Syrie.

Dans notre monde arabe, nous parlons la même langue et partageons la même Histoire; il serait donc impossible que notre désunion dure à tout jamais.

Par ailleurs, l’intérêt que nous portons à l’Afrique et à tout le monde musulman ne veut pas dire que nous projetons d’établir une union politique à l’intérieur de ces deux cadres ; je ne pense pas que notre fusion avec n’importe quel Etat africain soit une affaire facile, néanmoins nous tenons à la coopération avec les peuples africains avec qui nous avons beaucoup de choses en commun ; du point de vue géographique, c’est à nous que reviens la garde du portail de l’Afrique et il n’y a aucun moyen d’échapper à notre destinée.

Morgan :
Trouvez-vous qu’un Etat totalitaire soit nécessaire lors de la première étape d’évolution dans les pays en voie de développement ?

Le Président :
On m’a souvent demandé si je pensais que le régime totalitaire était de rigueur dans la période de formation que traversent les pays en voie de développement. La réponse à cette question dépend de ce qu’on l’en entend par totalitaire. Mais ce qui est évident c’est que la théorie occidentale connue sur la démocratie n’est ni l’unique ni l’incontournable. J’ai toujours dit qu’il était important que la carte électorale soit liée à la bouchée de pain ; la liberté de vote pourrait être manipulée avec un homme qui a faim.

C’était l’état des choses en 1952. Si tout de suite après notre coup d’Etat en juillet 1952, nous avions établi un régime sur le modèle occidental, ceci aurait amené à élire une sorte de gouvernement corrompu, pas très différent de celui que nous avions fait tomber, où tout le pouvoir aurait été tenu dans les mains d’une seule classe jouissant de nombreux privilèges.

Les objectifs fondamentaux de la Révolution étaient donc de bannir les barrières entre les classes de la société, de redistribuer les richesses du pays de façon équitable, de restituer les libertés fondamentales à l’Egyptien moyen, telles la liberté de travail, la liberté de la bouchée de pain, la liberté de la possession de la terre qu’il cultivait, le droit de se protéger et de protéger sa famille et le droit de partager et de gérer la richesse nationale… Bref des droits et des libertés qui l’ont aidé à récupérer sa fierté et sa dignité, et qui sont des droits naturels pour tout individu.

Les partis politiques sont actuellement interdits en Egypte, car notre pays traverse une période de révolution totale, durant laquelle nous avons besoin de l’union de toutes les forces travaillantes, loin des manipulations du conflit entre les partis. J’ignore quand ceux-ci retrouveront à nouveau une place dans notre nation. Mais maintenant que nous sommes en train d’élaborer une constitution qui mènera à la création d’un Parlement complètement élu sur la base de circonscriptions électorales, il est évident que chaque citoyen doit bénéficier du droit de vote, et qu’il puisse donner son opinion sur toute affaire nationale. En cette période personne ne devrait être entravé par les liens serrés qu’impose l’idéologie des partis.

Quant à ce qui concerne l’avenir, notre peuple refuse toute forme de dictature, maintenant que nous avons brisé celle que les classes supérieures de la société imposaient.

Le peuple est complètement déterminé à ce que le pays ne soit pas la proie de toute autre dictature alternative.

Morgan :
Certains présentent la réforme agraire que vous avez établie en Egypte comme étant une prise des biens d’autrui.

Le Président
La presse étrangère a souvent représenté notre politique concernant la réforme agraire, cette politique qui a changé le visage de l’Egypte, comme fondée essentiellement sur la confiscation des biens des riches. La vérité est toute autre. Nous avons limité la propriété maximale agricole à 100 feddans par famille, ce qui a permis à des milliers de paysans de devenir les propriétaires de la terre qu’ils cultivaient, alors qu’avant ils étaient réduits à l’esclavage économique. L’injustice de la propriété agricole par le passé apparaît clairement dans le fait que le nombre de ceux qui ont été touchés par cette réforme ne dépasse pas 21 000 personnes.

Ceci ne veut point dire que tous nos problèmes soient résolus. Nous en avons un tas encore devant nous. En effet bien grande est la différence entre prendre des mesures définitives et entre les exécuter avec succès.

Nous confrontons une croissance démographique continue, qui constitue une des sources importantes de notre inquiétude. Malgré ceci, le nombre des habitants a augmenté de 2,5 %, alors que le revenu national a augmenté de 8 % environ. Il est impératif donc d’adopter de nouvelles méthodes de travail pour la production agricole et de convaincre les paysans de coopérer pour atteindre le maximum de la suffisance productive. Par ailleurs nous avons besoin de capitaux énormes pour industrialiser le pays. Oui, nous avons devant nous d’innombrables problèmes, mais je pense que nous les traitons avec réalisme. Cette nation qui est en train de progresser et qui, pour la première fois presque dans son Histoire, ressent de la fierté à cause de ce qui a été réalisé, est devenue maintenant une nation qui a un objectif et qui a surtout de la détermination.

Morgan :
Continuez-vous à croire que le non-alignement est possible en ces temps présents ?

Le Président :
Je crois que notre position par rapport aux affaires internationales est plus claire aujourd’hui. Pendant de longues années, l’Angleterre et l’Amérique ont continué à considérer que tout pays non prêt à s’intégrer dans le bloc occidental sympathise forcément avec le communisme. Et pendant longtemps, il leur a été difficile de croire à la possibilité d’un vrai non-alignement.

Je crois également que cette attitude doit changer. La sincérité des pays non-alignés, et la vraie valeur de ce non-alignement dans un monde divisé en deux camps, doivent faire l’objet de l’admiration de tous. Non seulement je crois que ne pas prendre partie pour l’Occident ou pour l’Orient est une affaire possible, mais je trouve qu’elle est impérative.

Et d’ailleurs une neutralité positive ne veut pas dire rester neutre dans les éventuelles affaires importantes, car il est impossible de tuer la conscience de n’importe quel Etat. Cette neutralité veut dire donner à toute affaire sa juste valeur et exprimer son opinion sans être sous le joug d’une liaison ou d’une alliance quelconque.

Morgan :
Qu’en est-il du problème d’Israël ?

Le Président :
La position d’Israël dans notre région est une position qu’il ne sera jamais question d’accepter. Nous ne pouvons que rester déterminés à revendiquer la reconnaissance totale des droits des Arabes de la Palestine, ainsi que la restitution, à un million de réfugiés dans la Bande de Gaza, de leurs maisons d’où ils ont été chassés. Toute perspective de négociations pour une réconciliation avec les Israéliens reste impensable, même s’ils sont prêts à présenter des indemnisations financières de quelque sorte qu’elles soient. Il est inconcevable d’acheter la patrie, ou l’âme, ou les droits humains fondamentaux d’une personne.

Un jour les comptes seront faits. Pour ce, nous avons besoin de bâtir l’économie du monde arabe et de rehausser le niveau de vie de ses habitants, afin d’accéder au stade où nous pourrions exercer une pression sur les israéliens, et ceux qui les soutiennent, de telle manière à leur faire comprendre la vanité de leur résistance.

Morgan
J’ai entendu un avis, au Congrès national des Forces populaires, qui appelle à votre élection à vie au poste de Président de la République ?

Le Président :
C’est une chose que je ne pourrais imaginer. Selon la Constitution, le peuple doit avoir le pouvoir d’élire son président. Nul ne peut avoir le droit de rester Président de la République à vie, car ceci porterait atteinte à la responsabilité devant le peuple.

Morgan :
Croyez-vous à la probabilité d’une guerre mondiale prochaine ?

Le Président :
Je ne pense pas, malgré les tensions qui règnent sur le monde, qu’il y aurait une guerre mondiale. Mes entretiens avec Khrouchtchev m’assurent que les Russes ne désirent pas la déclencher.

Morgan :
Par quel moyen la République Arabe influencera-t-elle le monde arabe ?

Le Président :
Nous voulons progresser pour diriger le monde arabe, non pas par la pression militaire ou par les menaces, mais en donnant le bon exemple. Il nous faut prouver d’une façon claire et nette que nos idées réalisent le bien-être du peuple.

Morgan :
Qu’en est-il des relations de la République Arabe avec le reste des Etats du monde ?

Le Président :
Notre politique consiste à essayer d’enlever tout doute ou ambiguïté pouvant se trouver dans nos relations avec les autres Etats ; et je pense que nous réussirons à le faire. Un échec nous coûterait trop cher.